Prédication
Introduction
Dans l’histoire du christianisme et du protestantisme en particulier, il y a eu et continue d’y avoir bien des manières de lire et comprendre les récits de guérison racontés dans les évangiles. De la conviction d’une véritable guérison miraculeuse à la conviction d’une nécessaire interprétation d’un récit allégorique, encore aujourd’hui, nombres d’approches existent, y compris dans notre Eglise.
Et quand bien même nous aurions la conviction que l’important n’est pas dans la guérison mais dans ce qui se joue après, il n’empêche que nous continuons à lire ces textes en entretenant l’idée que le corps d’une personne qui suit Jésus-Christ est un corps sans défaut (pour reprendre le vocabulaire de l’ancien testament), un corps sans handicap et sans maladie ; que la guérison physique du corps est expression du pouvoir divin.
Et quand nous n’entretenons pas une telle lecture sciemment, nous n’explicitons pas d’autres approches possibles de ces textes.
Le récit de ce matin ne fait pas exception. Biais de traduction, influence des titres donnés par les éditeurs ou simplement habitude, à une première lecture, il est aisé de dire qu’il s’agit d’une femme infirme et d’une guérison qui fait débat. Pourtant, ce récit parle de tout autre chose.
Femme rendue infirme
Il s’agit d’abord d’une femme qui s’est rendue à la synagogue. A cette époque, la séparation entre hommes et femmes n’était pas aussi stricte que l’on peut la vivre aujourd’hui. Toutes et tous se rendent le jour du shabbat, jour de l’enseignement, pour prendre un temps hors de la course infernale du quotidien, pour approfondir leur lien individuel avec Dieu. Bref, un temps privilégié pour la vie spirituelle.
Cette femme trouve son identité comme fille d’Abraham, membre du peuple d’Israël, ayant bien le droit d’être là, comme tous les autres. Mais voilà que cela fait 18 années qu’un esprit d’asservissement la frappe, nous dit le texte. Voilà 18 années qu’un esprit l’empêche de se redresser, de prendre cette position qui, symboliquement, marque la dignité et l’alliance avec Dieu.
Le récit ne réduit pas cette femme à une maladie ou à un corps faible. Le récit n’essentialise pas cette femme à un handicap. Non. Le récit nous présente une femme qui est asservie par un esprit coercitif (pneuma et non daemon !), d’autres diraient par un système d’oppression. Elle n’est pas malade, elle n’est pas handicapée : elle est rendue malade, elle est mise en situation de handicap par cet esprit. Et cela depuis 18 années : non toute une vie mais depuis un temps certain !
18 années qu’elle ne semble pas avoir une place sociale et religieuse, comme tous ceux qui sont là, à écouter Jésus : elle peut venir, mais semble devoir garder le silence. Elle peut écouter l’enseignement mais semble devoir rester à distance. Elle peut être là mais pas trop visible… puisque personne ne semble la remarquer, si ce n’est Jésus.
Des situations de handicap
Cette femme frappée d’un esprit qui la rend infirme, elle peut nous faire penser à tout un chacun ici. Car qui ici, n’a jamais été en situation de handicap ? Que cela soit temporaire ou de manière irrémédiable, toutes et tous avons été en situation de handicap : une mobilité des membres inférieurs entravée par un accident, une maladie ou tout simplement la vieillesse, qui fait que l’on ne peut plus accéder à certains lieux car pour y aller, il faut être en mesure de se déplacer soi-même, de monter des escaliers ou de passer par des portes étroites.
Une ouïe hypersensible ou perdue qui empêche d’entendre une conférence car le lieu est trop bruyant ou non sonorisé.
Toutes et tous avons vécu des situations qui nous ont mis en situation de handicap [et non handicapé] et j’insiste sur ce point. Le handicap est considéré comme une construction sociale : une personne se retrouve en situation de handicap non parce que son corps est différent mais parce que des barrières systémiques ont été mises en place autour de ces corps différents : l’absence de rampe d’accès, l’absence de transcription écrite ou encore l’absence d’alternative alimentaire par exemple.
Au même titre que cette femme puise son identité dans la communauté et la tradition à laquelle elle se lie, nul n’a à voir son identité réduite à un corps défaillant, à une maladie ou un état qu’un système a statué comme non valide, comme pas normal ; nul n’a à subir un esprit d’asservissement, qui exclut et oppresse, qui ôte la dignité… ou qui tolère tout en imposant le silence et la discrétion, comme pour cette femme.
Le geste de Jésus
Face à des corps considérés comme non-valides par ce même esprit, 70% des personnes se sentent inconfortables, selon un sondage. 70% préfèrent ignorer cet autre, fermer les yeux ou détourner le regard. 70% préfèrent ne pas considérer l’existence de cet autre, pour son propre confort, pour ne pas avoir à penser à ce qui pourrait leur arriver, à eux.
Jésus, ce jour-là, lui, pose son regard sur cette femme. Il voit, il voit cette femme. Il voit ce qui l’oppresse, il se confronte à cet esprit. Il appelle cette femme et lui parle : il lui permet d’exister à nouveau, d’être au centre de l’attention et non en marge. Il lui dit ce qui a déjà été fait, ce qui déjà lui a été donné : elle est fille d’Abraham, quoiqu’il arrive. Elle a déjà été déliée, délivrée, de cet esprit d’asservissement. Oui, les verbes sont bien au passif et au passé : tout cela a déjà été fait, quand bien même cela n’avait pas été dit. On entendrait presque en filigrane Esaïe 54 : [enfant de Dieu] « mon amour ne s’éloignera pas de toi, Et mon alliance de paix ne chancellera pas »
En faisant cela, Jésus la réhabilite, il rappelle et nous rappelle à voix haute que le lien entre elle et ce système d’oppression est déjà cassé. Il lui permet de retrouver sa dignité volée et ainsi d’être redressée, de trouver sa place véritable au sein de la synagogue, parmi les louanges… et ainsi d’accéder à nouveau à cette recherche de Dieu, à cette vie spirituelle, jusque-là refusée. De rejoindre le cœur de ce corps qui se réjouit.
Prendre soin et non guérir
Voilà ce qu’il fait : il met la personne et son besoin de spiritualité au centre, quelle que soit sa condition physique et psychique. Il en fait un besoin vital, au même niveau que celui de boire pour un être vivant. Aujourd’hui, on parlerait de droit fondamental à une vie spirituelle, à un service essentiel pour la société.
Il le fait, peu importe les règles établies, comme le souligne l’intervention du chef de synagogue. D’ailleurs, celui-ci, à l’époque, n’est pas un théologien : il est l’intendant, le responsable logistique de la synagogue, le responsable du planning… Et il prend son rôle si à cœur qu’il rappelle les règles et usages : « Pour guérir (therapeuo), il y a des jours à respecter ! Guérir, cela ne concerne pas le spirituel et le religieux, pourrions-nous lui faire dire, et ce n’est certainement pas le jour du shabbat ». Pour lui, un tel corps ne peut être que traité et guéri en vue de retrouver la normalité imposée.
Oui, guérir ne relève pas du religieux. Chercher à guérir un corps, le rendre plus valide et plus acceptable ou exiger de ce corps qu’il s’adapte, cela ne relève pas du religieux.
Au jour dédié à la vie spirituelle, Jésus met en lumière ce qui doit être (deï) la priorité communautaire : réhabiliter tout un chacun dans son identité d’enfant de Dieu, délier toute personne de système d’oppression, afin que aussi, quel que soit l’état de santé, quelles que soient les contraintes matérielles et organisationnelles, toute personne puisse aller boire à la source de la vie, puisse vivre sa spiritualité, avec tout le monde.
Là où l’intendant est dans le faire et l’organisationnel, Jésus replace la situation du côté d’une approche holistique et théologique, du prendre soin et du spirituel… le seul adversaire devenant les règles et les normes des corps !
Combien de fois, spontanément, nous aussi réagissons-nous comme le chef de la synagogue ? Combien de fois nous comportons-nous comme des intendants, dissociant l’organisationnel du spirituel, au point de perdre de vue ce qui nous rassemble et nous appelle ? Qui ne s’est pas dit au moins une fois qu’il n’était pas si urgent d’adapter les locaux ou les pratiques puisque cela fait tant d’années que l’on fait ainsi ? Qui ne s’est pas offusqué du bruit des enfants pendant un culte en pensant que pour eux, il y a un autre créneau au planning ? Qui ne s’est pas dédouané de toute action en argumentant que la loi ne nous obligeait pas à le faire ou ne nous obligeait qu’au minimum ?
Ouverture
Amy Kenny disait que toute personne en situation de handicap est déjà porteuse de lumière et du message de libération et de résurrection, car elle oblige le monde à se confronter à ses normes, elle l’oblige à les réviser… et par la même à s’adapter pour toute personne qui un jour, sera dans la même situation, que cela soit par accident ou par vieillesse.
Aussi à l’image de cette femme du récit et de Jésus qui confrontent le chef de la synagogue, et lui rappellent le sens du lieu et du shabbat : un lieu et un temps pour que toutes personnes vivent la résurrection et non seulement pour en faire mémoire.
Nous vivons dans ce monde mais aspirons à un autre monde. Nous vivons dans ce monde mais sommes animés d’une autre espérance. Alors chers amis, soyons des enfants de Dieu qui confrontent le monde à cet esprit d’oppression des corps. Assumons d’être aussi cette femme du récit : assumons et mettons des mots sur ce que d’autres appellent les faiblesses et les limitations de nos corps. Aucun être humain est tout puissant et infaillible : posons des mots sur nos conditions et nos besoins, mettons-les en lumière, afin que toutes et tous voient qu’un corps « normal » ne fait pas partie de la création. Faisons ce lent et difficile travail de soin de la société que le Christ a amorcé en son temps, afin qu’un jour nul ne se retrouve en situation de handicap et que toutes et tous puissent louer Dieu en toute liberté, déliés de toutes chaînes. Afin que toutes et tous puissent boire de la source d’eau vive.
Amen.